La tribune de Philippe Bilger
« Le travail n’est pas accompli par les nouvelles technologies mais par le citoyen attentif et lucide qui les fait tourner vers le meilleur. »
Si les nouvelles technologies nous éloignaient du monde réel, elles auraient un effet pervers et ce serait dramatique pour notre humanité. N’étant pas un spécialiste de ces modes nouveaux de communication, en tout cas exploitant très peu de leurs ressources, je les ai pourtant toujours défendus dans la mesure où ils constituent indiscutablement un progrès à partir du moment où en use comme d’un moyen et non pas tel un aboutissement dont ils seraient, en autarcie, les maîtres absolus. Internet, twitter, les blogs, les portables, les smartphones ne représentent pas un monde à part qui nous offrirait ses richesses sans que nous ayons à nous en mêler. Ils ne devraient pas nous cacher la réalité mais au contraire l’illustrer, l’éclairer, la multiplier.
Pour la vérité, leur apport est encore plus considérable si on accepte de les exploiter comme il convient : ils sont des instruments dont la diversité et le pluralisme ne peuvent que répondre à la curiosité, enrichir l’intelligence et laisser à chacun le soin de trier, de discriminer et de choisir. Le travail n’est pas accompli par les nouvelles technologies mais par le citoyen attentif et lucide qui les fait tourner vers le meilleur.
J’aurais mauvaise grâce à décrier péremptoirement les nouvelles technologies – ce qui a toujours été aux antipodes de ma perception d’elles – mais ce qui serait aujourd’hui, et depuis que l’épidémie nous a frappés et avec le début du déconfinement le 11 mai, une dénonciation encore plus aberrante. Elles ont pris en effet face au Covid-19 une importance capitale soit qu’on les craigne pour nos libertés – je ne partage pas cette inquiétude – soit qu’on les voie comme un outil indispensable à notre sauvegarde individuelle et collective. On ne peut manquer de relever l’étrangeté de ce couple qui mêle la monstruosité implacable, immatérielle, archaïque d’un virus – toute une généalogie des angoisses de l’Histoire du monde depuis ses origines – à la modernité la plus subtile, la plus avancée. Elle dont des esprits chagrins ont sans cesse surestimé le danger au lieu de la percevoir telle une chance trouve ou retrouve un éclatant droit de cité, une incontestable légitimité face à un authentique péril, parfois insaisissable sinon peut- être par la sophistication de mécanismes encore plus redoutables que lui, mais pour la bonne cause. Il est conforme à une ironie constante de nos sociétés de nous prouver que le pire trop réel a besoin, pour être limité et contrôlé, d’un pire seulement fantasmé.
A condition évidemment que ceux qui s’en servent ne les réduise pas à presque rien. Par exemple, autant twitter est une avancée formidable s’il s’ajoute à toutes les autres sources, autant il devient une lamentable régression si d’aucuns s’obstinent à ne compter que sur lui alors qu’il ne permet qu’une approche fragmentaire de la vie intellectuelle, sociale et politique, nationale et /ou internationale.
Il ne faut pas non plus être naïf et sous-estimer l’effort qui nous est demandé si nous souhaitons vraiment constituer les nouvelles technologies comme une chance de la modernité et non pas une opportunité de dérèglement et d’indécence. En effet, tout ce qu’elles autorisent, les chemins inédits et multiples par lesquels elles nous font passer ne prennent un tour gratifiant et utile pour notre société, les relations humaines, le respect d’autrui que si nous nous efforçons d’inventer une déontologie à la fois intime et publique qui correspondra à cette toute puissance d’aujourd’hui, à la maîtrise et aux limites qu’elle impose.
Les nouvelles technologies ne nous éloigneront du réel que si nous le voulons bien. Ne nous réfugions pas une seconde dans un fantasme qui nous persuaderait que peu à peu, de manière inéluctable, au fil d’un progrès proclamé, nous aurions le droit de nous délester de l’honneur d’être responsables et libres. C’est absolument le contraire qui devra se produire. Car sinon les nouvelles technologies nous rendront esclaves d’elles et non pas dominants à leur égard. On ne se débarrasse pas de l’humain aussi facilement.
Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui à elles seules nous auraient fait perdre le goût et la passion de la parole, le talent pour l’exprimer, la faculté de l’improviser, la dilection pour une oralité révélant en même temps l’intelligence et un usage exemplaire du langage.
Si j’ai créé l’Institut de la parole, c’est pour répondre précisément à ce délitement, à cette dérive : au lieu de prendre la parole pour une parfaite démonstration de ce que l’humanité a de meilleur, on la vit de plus en plus telle une corvée, presque une malédiction qui va nous obliger à quitter les rivages confortables de l’écrit et de la mémoire pour au moins un peu s’encombrer de nous-mêmes.
J’ai toujours cru profondément que le perfectionnement ou l’excellence du verbe dépassait de très loin les modalités techniques et scolastiques grâce auxquelles on prétendait les enseigner mais relevait bien davantage d’un défi, d’une audace, de la conscience que la parole était une chance. La qualité de celle-ci dépend à l’évidence de l’affirmation de la personnalité et doit faire fi de tous les supports qui ne permettront pas davantage une expression parfaite que l’élan de vie, la coulée d’existence que je transmets.
Avec ma méthode – j’ai théorisé ce qui a surgi de moi depuis tant d’années dont plus de vingt ans à la cour d’assises de Paris – personne ne deviendra Ciceron et Démosthène et je ne le suis pas davantage. Mais personne ne suscitera l’ennui à partir d’abord de cette condition élémentaire que pour convaincre il convient d’être convaincu et que rien n’est pire que l’orateur médiocre qui trop souvent s’ennuie en s’écoutant.
Je cherche à rompre avec ce que les nouvelles technologies ont apporté de rupture par rapport à la culture, aux humanités, au maniement des idées. Plutôt qu’une parole universitaire, judiciaire et politique enkystée dans son registre et limitée parce qu’elle ne se fonde pas sur un certain nombre de qualités intellectuelles et humaines – courage, liberté, finesse, plénitude, richesse du vocabulaire, sincérité, capacité de penser contre soi -, je vise à favoriser une heureuse banalisation du verbe. Dès lors que le trésor, l’outil et le moyen sont en nous.
J’aspire que le commun, sans l’ombre d’une approche péjorative, et la classe politique et médiatique partagent le même bonheur moins d’une technique que d’une humanité se sentant exister grâce à un verbe ne faisant plus peur mais à disposition en nous tel un animal familier talentueux et enrichissant. Pour soi et pour les autres.
Les nouvelles technologies n’ont pas vocation à nous priver de ce qui nous fait hommes ou femmes, le langage, la pensée, la correction des termes, l’audace du fond dès lors que la forme est maîtrisée. Au contraire, s’ajoutant à notre condition humaine – jamais se dépouiller de soi ! -, elles amplifieront la richesse et l’originalité de notre parole.
Il n’est pas de discours réussi si l’intelligence n’est pas au rendez-vous. Il n’est pas de discours convaincant si la vie manque. Il n’est pas de discours brillant si le talent manque. Il n’est pas de discours entraînant sans vérité.
Encore faut-il être suffisamment lucide pour admettre que sa parole est imparfaite ! Je constate que ce n’est pas une prise de conscience facile !
Philippe Bilger
Magistrat honoraire- Président de l’Institut de la Parole