« À Badevel, nous ne sommes plus dans l’opinion, nous sommes depuis 5 ans dans l’action ».
En tant que Maire de Badevel, une commune engagée dans le projet “Living Lab Démonstrateur Village Durable” visant l’autonomie énergétique, comment comptez-vous capitaliser sur votre expertise en ingénierie des systèmes complexes innovants et en technologies numériques pour impliquer activement les citoyens dans cette transition et garantir l’appropriation de ces solutions par l’ensemble des habitants ?
Samuel GOMES : En tant que Maire de la commune rurale de Badevel, j’ai la conviction que la réussite de notre projet “Living Lab BADEVEL Démonstrateur de Village Intelligent et Durable”, repose sur une articulation fine entre science, technologie, territoire et population. Il est important de rappeler que ce projet a été labellisé au niveau National (Programme “Démonstrateur de la Ville Durable” – Secrétariat Général Pour l’Investissement – France 2030, opéré par la Caisse des Dépôts et Consignation et Programme “Fonds vert” Préfecture du Doubs), Régional (Programme “Territoire Intelligent et Durable” Région Bourgogne Franche Comté), Départemental (Programmes “P@C25” et “le Doubs engagé pour le climat” – Conseil Départemental du Doubs) et Intercommunal (Pays de Montbéliard Agglomération). Il bénéficie donc d’un accompagnement fort et à différentes échelles de ces institutions, et dispose d’un réseau efficace et structuré de partenaires : UTBM, UMLP, ADU et Territoire 25. Mon expertise en tant que Professeur des Universités à l’UTBM, spécialisé en innovation, ingénierie des systèmes complexes et en technologies numériques avancées me permet d’aborder cette approche systémique d’hybridation entre plusieurs transitions (numérique, écologique, énergétique, démographique, alimentaire et sociétale) qualifiée “d’hybridation systémique multi-transitionnelle”, non pas comme une simple affaire d’équipements, de logiciels ou d’infrastructures, mais comme un écosystème vivant, où chaque acteur – citoyen, collectivité, entreprise, chercheur – a un rôle à jouer.
Nous concevons notre projet comme un laboratoire à ciel ouvert, à échelle 1, au cœur duquel l’usager (élus, agents municipaux, citoyens, etc.) est l’acteur et non le spectateur. Cela passe par plusieurs leviers :
Cette approche n’est pas théorique, elle est ancrée dans le présent. Elle se concrétise déjà à travers plusieurs actions de concertation et de co-construction citoyenne dont deux actions emblématiques menées au printemps 2026 avec une trentaine de familles de Badevel :
1. Une commande groupée de panneaux solaires, permettant aux habitants de bénéficier de tarifs hyper compétitifs. Ce dispositif associe logique collective, pouvoir d’achat, et réduction concrète de l’empreinte carbone. Il démontre que l’accès à l’énergie solaire n’est pas réservé aux pionniers ou aux classes aisées, mais qu’il peut devenir une démarche accessible et solidaire.
2. La création d’un groupement d’énergie partagée de type Auto-Consommation Collective, résultat d’un processus exigeant de concertation citoyenne. Ce travail a été réalisé sur les six derniers mois à travers huit réunions participatives animées par les chercheurs du laboratoire FEMTO-ST – équipe RéCITS de l’UTBM, sous la coordination de la Professeure Nathalie KROICHVILI. Cette démarche rigoureuse a permis aux citoyens de se saisir des enjeux énergétiques, d’imaginer des solutions adaptées à leur réalité quotidienne, et d’aboutir à un projet collectif ancré dans notre territoire.
En tant qu’enseignant-chercheur, je veille à documenter et diffuser les apprentissages issus de notre démarche, pour qu’ils puissent bénéficier à d’autres territoires ruraux en quête d’autonomie et de résilience. Nous avons pu publier nos premiers résultats au sein de la conférence scientifique internationale PLM2025 qui a eu lieu à Séville début juillet 2025, et cela devrait se poursuivre en automne prochain par une autre conférence internationale sur les jumeaux numériques à Garmisch Partenkirchen en Bavière.
C’est cette hybridation entre science, technologie, politique locale et intelligence collective qui, selon moi, permettra de faire de la commune rurale de Badevel un village intelligent et durable non pas par décret, mais par adhésion.
Votre rôle de Vice-Président de Mission Ecoter vous amène à promouvoir une approche responsable et durable du numérique pour les territoires. Selon vous, quels sont les défis majeurs à relever pour assurer un déploiement éthique et inclusif des technologies numériques dans les petites communes comme Badevel, en veillant à réduire la fracture numérique et à préserver les données personnelles des citoyens ?
Samuel GOMES : En tant que Vice-Président de Mission Ecoter, je défends une approche du numérique qui soit territoriale, éthique, inclusive… mais surtout opérationnelle. Trop souvent, les débats sur la transition numérique des territoires restent théoriques, portés par des discours ou des intentions, sachant que la plupart des technologies numériques profondes, aussi bien matérielles que logicielles, sont américaines ou asiatiques. À Badevel, nous ne sommes plus dans l’opinion, nous sommes depuis 5 ans dans l’action.
Nos actions à travers les différents projets déjà réalisés et finalisés mettant en oeuvre des technologies numériques avancées (e-PERISCHOOL, e-SENIORSCHOOL, e-ECOFERME, BADEVEL ENERGIE PARTAGEE, etc.), montrent que le numérique ne doit pas être un gadget ou une fin en soi : il doit répondre aux besoins concrets des citoyens, dans une logique de résilience, de sobriété et de justice territoriale. C’est pourquoi nous avons fait le choix d’expérimenter, à l’échelle 1, les dispositifs pionniers, simples mais performants.
L’inclusion numérique, chez nous, ce n’est pas un slogan. C’est un engagement de terrain. Nous pouvons l’illustrer avec les plateformes e-SENIOSCHOOL ou encore e-PERISCHOOL, inaugurée le 12 février 2021 par Cédric O, Secrétaire d’Etat en charge de la transition numérique et des communication électroniques. Autre exemple, au printemps 2025, nous avons accueilli l’opération DIGITRUCK, en partenariat avec Huawei et Mission Ecoter. Pendant 15 jours, une soixantaine d’habitants de Badevel et des communes avoisinantes ont bénéficié de formations gratuites, individuelles ou en petits groupes : prise en main des outils numériques, accès aux services publics en ligne, sensibilisation aux risques numériques. L’objectif était clair : donner confiance, donner accès, donner du pouvoir d’agir.
En ce qui concerne le volet souveraineté numérique, nous avons opté pour un modèle sobre, local et maîtrisé. Toutes nos données sensibles sont hébergées à Montbéliard, au sein du datacenter sécurisé de NUMERICA, et ceci en partenariat avec des acteurs territoriaux locaux, dont l’UTBM. Ce choix politique fort nous permet de conserver la maîtrise de nos flux d’information, de protéger nos citoyens, et d’anticiper les risques liés à la dépendance aux plateformes internationales.
En matière d’intelligence artificielle, nous refusons la logique de centralisation énergivore. Nos agents IA sont développés et exécutés localement sur des calculateurs Raspberry Pi, à très faible consommation énergétique. Ces assistants IA sont très spécialisés pour n’être utilisés que pour la gestion énergétique, le pilotage de nos éclairages dans les bâtiments, l’alerte environnementale ou l’aide à la décision communale. Ce que nous démontrons ici, c’est qu’il est possible d’innover avec sobriété, en construisant des systèmes intelligents qui restent abordables, décentralisés et écoresponsables.
Enfin, nous avons souhaité placer l’humain au centre du numérique et l’avons déployé dans ce sens. Par exemple, comme déjà évoqué, nous avons co-construit, avec les citoyens et les chercheurs du laboratoire FEMTO-RéCITS de l’UTBM, un projet ambitieux de communauté d’énergie de type Auto-Consommation Collective, permettant à un groupement citoyen structuré, grâce aux technologies numériques de suivre et de piloter leur propre production et consommation d’énergie.
En résumé, ce que nous avons mis en place et ce que nous vivons à Badevel, c’est du numérique incarné, maîtrisé et vécu par les habitants, les élus et les agents. Nous sommes un territoire d’expérimentation, mais aussi un territoire de preuve. Ce que nous testons ici peut inspirer bien au-delà. Et c’est dans cet esprit que je porte, à la Mission Ecoter, la voix des petites communes : celle d’un numérique qui respecte les hommes, les ressources et les spécificités locales, et qui ne se contente pas de promesses ni d’intentions, mais qui produit du concret, au service du territoire.